Ostrogoto [fr]

Allô, allô ?

« Les civilisations de masse ont élevé le bruit au rang d’écho collectif. Nous en sommes au point où le bruit rassure. Le bruit a, en effet, plusieurs mérites non négligeables. Il crée une sorte de fausse unanimité et, du même coup, abolit l’individu, engourdit la conscience. Il est cher, pour cette raison même, à l’oreille de la société. Il noie toute signification cohérente dans le chaos d’un parler indistinct. Le bruit est le langage actuel de l’Humanité. » 
Georges Henein, L’esprit frappeur 
 

Pour approcher le sujet aussi complexe que désespérant qu’on appelle souvent « la perte du langage », peut-être pourrions-nous partir d’un quelconque exemple. Quoique très souvent utilisé, ce n’est pas toujours une façon de procéder des plus honnêtes. En choisissant les exemples, on peut en effet facilement fausser le raisonnement ou plutôt amener le lecteur ou l’interlocuteur à des conclusions qui existaient déjà préalablement dans la tête de celui qui écrit ou parle. Partir de l’exemple, de ce qu’on appelle communément « un fait », relève souvent de la déduction logique marchant sur un pied : on choisit le « fait » pour arriver plus facilement à une conclusion. Le raisonnement deviendrait alors caduque si un autre « fait » était pris comme point de départ. Remarquez que les discussions ou dialogues tournent souvent en rond justement à cause de ces procédés-là : un fait est soulevé pour « prouver » une thèse, un autre est soulevé pour la contester, et ainsi de suite... A la fin, la discussion stagne, car elle ne parvient pas à passer le seuil vers un dialogue en réciprocité sur les idées, ce qui est bien autre chose qu’un duel de faits, toujours interprétables et ré-interprétables à volonté, acrobaties du langage aidant. 

Ceci dit, allons-y gaiement. Disons que des anarchistes se retrouvent sur une place quelconque pour y distribuer des tracts, contenant un texte avec un langage concis, parlant de quelque chose qui s’est passé (une révolte, une belle action directe, l’annonce d’un projet du pouvoir, une répression particulière, peu importe), analysant tant bien que mal le contexte dans lequel cette chose s’est déroulée et arrivant, parfois à coups de slogans un peu prêt-à-porter mais pas toujours, à proposer sur cette place un raisonnement ou une évocation de leurs idées générales contre ce monde et sur la vie. Est-on vraiment sûr qu’un tel tract puisse encore être compris ? Car pour arriver à une « compréhension » (à titre contre-informatif, pour soulever les cœurs et les bras, pour chercher des complicités, pour identifier l’ennemi, peu importe), certains éléments de base sont tout de même nécessaires. Ce qui pour l’un est un « fait qui est arrivé », ne l’est pas forcément pour l’autre, parce qu’il ne peut relier l’évocation de ce fait avec rien de ce qu’il a vu sur youtube et suivi sur son mur facebook. En ce qui concerne l’analyse de ce fait, quelques instruments de la raison sont également indispensables – on peut difficilement saisir une analyse uniquement avec le ressenti –, comme des procédés logiques ou une certaine capacité à la conceptualisation, afin de pouvoir passer d’un fait à un contexte ou de pouvoir relier entre eux deux faits singuliers. Une telle lecture visant à la compréhension d’un simple tract, tout en étant bien sûr différente selon chaque individu, requiert en outre un minimum de temps et une certaine concentration. Enfin, pour effectuer le saut de l’analyse vers le domaine des idées, ce sont des exigences encore plus extravagantes qui se posent à l’individu : imagination, abstraction, créativité, capacité de raisonnement,... En somme, est-on vraiment sûr que notre tract puisse encore être compris ?

Par le passé, malgré leur nombre souvent restreint, les anarchistes ont produit des quantités incroyables de papier. Tracts, journaux, revues, brochures, livres. A côté de l’agitation à l’oral, tous des moyens écrits pour bousculer les certitudes, nourrir les esprits, secouer la pensée, briser les chaînes de la superstition et des préjugés, propager l’idée étaient de mise. En comparaison, les socialistes et les communistes, malgré leur nombre souvent bien plus massif, ne s’y sont pas attelés de façon si persistante et si grandiose que les anti-autoritaires.
Bien sûr, la lutte contre l’analphabétisme n’a pas été menée seulement par les anarchistes. Socialistes, progressistes, philanthropes et à partir d’un certain moment, même les religieux s’y sont mis. Enfin, avec la nécessité grandissante du capitalisme de disposer d’une main d’œuvre légèrement plus instruite, avec la tendance de l’État à renforcer toujours plus sa prise sur les individus afin de les transformer en « citoyens » notamment à travers l’éducation scolaire, et, pourquoi pas –nous ne sommes pas de pieux croyants au seul déterminisme économique– avec une certaine volonté libérale d’émanciper les « pauvres d’esprit », l’analphabétisme n’a plus été considéré comme une vertu par la domination, mais comme une plaie. Évidemment, savoir lire et écrire n’est pas une capacité « neutre ». Elle est intrinsèquement liée au langage, qui est à son tour « créateur de mondes ». Les campagnes d’alphabétisation et de scolarisation de la quasi totalité des populations européennes n’ont ainsi pas donné le résultat tant attendu par les anarchistes du siècle passé : plutôt que des esprits libres et émancipés, ayant leurs idées propres et étant munis de facultés de raisonnement et d’imagination, ce qui est ressorti des écoles et de leurs casernes fut en général des êtres obéissants et endoctrinés.

Si cela n’a pas empêché qu’éclatent de grands soulèvements contre l’existant –la voix du ventre, de la misère et de l’oppression ayant ses raisons propres–, le manque d’esprits libres et d’individualités a tout de même constitué une limite énorme lorsque de nouveaux pouvoirs sont arrivés : l’adhésion populaire aux fascismes, l’acceptation de la dépossession des soviets par les bolchéviks ou de la participation de la CNT au gouvernement pour transformer la révolution en guerre, ne s’expliquent pas seulement par des rapports de force ou de basses considérations tactiques. Face aux logiques du quantitatif et de l’efficacité, la liberté d’esprit individuelle est ce qui permet à la fois de conserver un regard critique, y compris sur ce qui nous est proche au-delà toute idéologie, et ce qui permet d’ouvrir les portes vers d’autres mondes, vers d’autres possibilités que celles dictées par les besoins matériels, techniciens ou militaires. Une petite qualité indispensable pour approfondir ici et maintenant l’agir contre ce monde, comme pour éviter les chausse-trappes de la facilité et de la reproduction du pouvoir, une fois mis au pied du mur des grands bouleversements sociaux.

Et si ce problème était déjà présent au siècle dernier, à quoi donc peut-on s’attendre aujourd’hui, dans le monde actuel, où la voix et l’imaginaire du pouvoir ne sont plus seulement dotés d’écoles, mais aussi de téléviseurs dans tous les foyers, de téléphones intelligents dans chaque poche, d’un bombardement incessant de flux de « faits » et d’« informations » ? A rencontrer des esprits libres et émancipés ? 

Le fait que la capacité de lire et d’écrire ne disent, au final, plus grande chose, est démontré par ce qui s’appelle désormais l’ « illettrisme fonctionnel », soit la capacité de lire et d’écrire accompagnée d’une incapacité à comprendre la signification de ce qui est lu et écrit. Si on veut bien une seconde oublier notre horreur des statistiques – mais qui semblent cependant confirmer notre vécu quotidien –, ce phénomène serait en train d’inonder le monde en prenant des proportions de pandémie. En France, plus de 60% des adultes seraient concernés, tandis qu’en Italie et en Espagne, les taux frôleraient les 80%. Stupéfaction, car cela voudrait dire que moins d’une personne sur deux serait encore en capacité non pas de lire, mais de saisir la signification d’un discours, d’une analyse, d’une idée. En est-il vraiment ainsi ? Difficile à dire. Mais lorsqu’on constate quotidiennement que les idées anarchistes ont, encore moins que par le passé, peu d’imaginaires collectifs auxquels faire appel pour en faciliter la compréhension, la « perte du langage », la perte du « langage de la rébellion », devient indéniable. Comment dialoguer, échanger, discuter, approfondir, nourrir l’esprit, exacerber l’imagination quand la personne en face ne saisit pas le sens général de ce qui est dit, mais ne retient au mieux qu’un détail particulier (ce qui, dit en passant, est un syndrome qui se manifeste aussi de plus en plus souvent dans les assemblées anti-autoritaires) ? Quand il n’existe pas de monde intérieur auquel rattacher ce dont nous voulons parler ? Quand le langage est parfois dénué de vocabulaire, ou quand ce dernier devient essentiellement fonctionnel ? Quand en plus de tout cela, en matière d’idées mêmes vagues et générales, viennent se mêler les grands trafiquants de sens comme les prédicateurs religieux, les confusionnistes youtubeurs, ou les abréviateurs de telle ou telle application (de type snapchat ou whatsapp, pour être clairs) ? Quand la place du dit et du mot a été refoulée au seul profit de l’image ?

Lorsqu’un phénomène prend une telle ampleur, notre esprit sceptique ne peut pas se contenter de le renvoyer à la vaste liste de la bêtise humaine. C’est toute la différence entre une bagarre entre deux personnes qui se tapent dessus pour une raison qui peut nous échapper, et des millions de personnes qui s’entretuent lors d’une guerre. La première situation peut provoquer un haussement d’épaules, c’est un accident courant sur le chemin de la vie, ni plus, ni moins. La deuxième situation nous incite par contre forcément à vouloir sonder les raisons de cette guerre, les intérêts, les mécanismes qui sont en jeu. Alors, dans un monde où prime la valeur de « l’information », comment est-t-il possible que l’obscurantisme dans sa version « illettrisme fonctionnel » semble devenir la nouvelle norme ? De la même façon que l’introduction des technologies de l’information et de la communication s’était présentée dans les années 80, et avait effectivement été pensée, comme un dépassement de l’antagonisme de classe dérivant d’un certain modèle du capitalisme industriel (les grandes usines, les grandes concentrations de prolétaires vivant dans des conditions similaires, facilitant la possibilité de l’émergence de communautés de lutte s’opposant à la classe bien délimitée des patrons), et était donc un projet de la domination, la destruction du langage autre que celui fonctionnel à l’État et au capital, relève aussi à notre sens d’un projet. S’il est impossible de prévenir –c’est-à-dire d’empêcher qu’elles ne se manifestent– les fièvres de rage contre le vide absolu de ce monde ou contre sa férocité sanglante, il reste bien sûr possible de prévenir l’émergence, la propagation, la contamination d’idées révolutionnaires et émancipatrices

Par le passé, des anarchistes étaient envoyés en Guyane pour le seul fait d’avoir distribué un tract (en vertu des lois scélérates). Des journaux étaient saisis, leurs rédacteurs ou administrateurs jetés en prison. L’État sévissait en censurant, en compliquant la diffusion, en enfermant les propagateurs et les agitateurs de l’idée. Aujourd’hui, non seulement il peut continuer de faire cela selon ses besoins (y compris en Europe ; c’est une constante de la répression que de prendre en ligne de mire celles et ceux qui animent des locaux, des publications, des initiatives), mais il dispose également en plus d’instruments formidables pour couper, de l’autre côté, la potentielle réception du message. En détruisant la capacité humaine de comprendre la signification, le sens d’un énoncé, la domination mine aussi la potentialité que sa rage, sa révolte se fasse idée, vision, rêve. Créateur de mondes, le langage –oral ou écrit– est un des véhicules, que cela nous plaise ou non, par lequel passe « l’élévation individuelle de l’esprit ». Et pour détruire la domination, nous n’avons pas seulement besoin de dynamite et de révolte, mais aussi de cette « élévation »-là.

Pour en revenir à notre exemple initial, il est de moins en moins sûr que notre agitation écrite puisse encore être comprise, en tout cas, pas à elle seule (et encore moins lorsqu’idée et action ne s’alimentent pas en vases communicants). Doit-on alors y renoncer, doit-on se résigner au projet de la domination d’abrutissement de l’esprit humain ? Certes, on pourrait. Mais tant qu’on y est, allons alors jusqu’au bout. Plus de livres (de toute façon, il y en a déjà tellement, cela suffira bien aux poignées d’anarchistes qui tentent encore de s’approprier leur contenu), plus de revues et de bulletins (à quoi bon la théorie ?), plus d’occasions pour échanger et débattre (il n’y a que les flics qui s’y intéressent), limitons-nous aux faits et au concret. Et la clameur de notre agitation se muera en susurrements, et les susurrements en silence, et le silence achèvera, enfin, l’idée. Histoire terminée. C’est une pente fatale. 

Par contre, tout en préférant l’illuminée qui essaye avec ténacité d’abattre des moulins à vent au petit comptable qui y voit peu d’efficacité et surtout des illusions, nous ne pouvons pas ne pas prendre en compte cette destruction progressive du langage. Si nous refusons les solutions, de plus en plus préconisées jusque par certains anarchistes (les gauchistes n’avaient, eux, pas hésité une seconde) qui consistent grosso modo à s’adapter au « niveau » de ce monde – transformant l’idée en image, réduisant l’analyse à quelques slogans prémâchés, répétant des banalités en croyant employer un langage « clair et concis » – quel avenir reste-t-il à l’agitation anarchiste ? 

En relisant les publications du passé, on y trouve non seulement l’amour pour l’idée et un langage qui est justement « créateur de monde », mais aussi, assez souvent, un langage « clair et concis » qui n’a pas le goût amer de la platitude. La confusion était bien sûr aussi répandue parmi les anarchistes, mais on cherchait inlassablement à la dépasser plutôt qu’à l’entretenir. On nous rétorquera que cela correspondait à un monde aujourd’hui révolu, un monde où on luttait avec acharnement, où notre sang coulait souvent, tout comme celui de nos ennemis, où des imaginaires collectifs accompagnaient les accès de fièvre. C’est vrai, et on ne peut pas ressusciter un passé qui ne reviendra de toute façon plus. 

Mais en quoi cela devrait-il empêcher notre agitation de continuer à caresser les mêmes élans de vie : combattre les lieux communs et les préjugés du temps, renforcer les capacités de raisonnement et la sensibilité des individus, identifier l’ennemi et esquisser des suggestions sur comment le frapper, casser les portes du réalisme pour inciter à s’aventurer dans les vastes plaines, les océans tempétueux et les montagnes majestueuses de l’idée, de l’utopie. Ne serait-ce que parce qu’y renoncer ne ferait qu’apporter de l’eau au moulin du projet d’abrutissement de la domination.  

 

[Avis de tempêtes, n. 8, 15/8/18]